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L'étrange Julian H. Green

11 Novembre 2021 Publié dans #Littérature, #Littérature française, #XXè, #Julien Green, #Roman

Adrienne Mesurat (1927) de Julien Green (1900-1998)

Evidemment, il est assez stupéfiant que ce soit un tout jeune Américain qui ait écrit ce roman assez définitif sur le décès de la classe rentière et de son étriqué mode de vie (maison bourgeoise à l'écart du centre du village, joli jardin, domesticité soumise, filles à doter et à marier, loisirs cantonnés aux jeux de cartes et aux promenades dans le parc municipal et les nouveaux boulevards). On entend encore des échos d'Eugénie Grandet et de Thérèse Raquin dans le roman de Green, sis à la Belle Epoque ("Vive Fallières ! " crie un badaud) dans un gros bourg de la Seine-et-Oise proche de Dreux; on ne cesse de penser à Flaubert tant la méchanceté, la bêtise et la jalousie suintent de nos bourgeois, et notamment des trois personnages féminins qui oppressent Adrienne (sa sœur hypocondriaque, la voisine intéressée, la sœur méprisante du médecin).
Sur cette trame familière aux lecteurs du roman français classique de la jeune fille confrontée à une société hostile, Green a cependant su poser sa touche personnelle. Peu de nos romanciers ont aussi bien dépeint la frustration et la solitude, qui sont à la source des méfaits puis de la punition d'Adrienne, malheureuse jeune fille que son cadre de vie mesquin ne peut que conduire à son destin tragique. La modernité tient cependant moins à l'aspect sociologique et même psychologique de la chose qu'à l'art magistral avec lequel le romancier enserre, enferme puis étouffe sa créature dans une toile d'araignée dont elle ne pourra se dépêtrer. Fond et forme s’accommodent d'une façon merveilleusement harmonieuse dans ce roman de la réclusion subie puis volontaire ; on est ici déjà loin du roman du XIXè et bien en avant de ce que les Giraudoux ou Romains écrivaient à l'époque. Sans doute le meilleur Mauriac que n'ait écrit Mauriac (auquel Green succédera à l'Académie française : son fauteuil lui était comme destiné).

Moïra (1950) de Julien Green (1900-1998)

1920. Joseph (tous les protagonistes masculins ont des noms bibliques) est un jeune homme descendu de ses collines pour étudier dans une grande cité universitaire du Sud . Peu sociable, très complexé par ses cheveux roux, ce jeune homme a trop et mal lu la Bible : il ne boit pas, ne fume pas, ne b... pas. Car la fornication lui fait horreur, la nudité est haïssable et la virginité est un idéal. Idéal qui va se fracasser devant les timides avances de certain de ses camarades d'université et le franc rentre-dedans de la fille de sa logeuse, Moïra.
Ostensiblement catholique, délicatement pédéraste, excessivement dramatique, Moïra (1950) est un grand roman qui se prête à plusieurs niveaux de lecture. La première partie offre un bon modèle des romans psychologiques d'inspiration chrétienne, à la française. Complexes sociaux, physiques et sexuels de Joseph sont progressivement introduits et le lecteur comprend vite que l'exacerbation de ces difficultés va isoler notre héros, conduire son tempérament à se durcir et sa religion à se fortifier. On est en plein Mauriac, en plein Bernanos, Green, en écrivain confirmé, sachant par une plume précise et une composition très carrée introduire tous les motifs de son drame. On pense en rester là, à cette tension entre la chair et l'esprit, sur fond d'indétermination de l'orientation sexuelle (situation si fréquente dans cette génération d'écrivains français) quand s'ouvre une seconde partie beaucoup moins classique et, sans déflorer la conclusion, plus dramatique (deux morts, quand même). Guidé par son confident David, un futur pasteur, Joseph conservait un fragile équilibre ; reniant celui-ci (qui va se marier, beurk), Joseph s'abandonne à ses pulsions, s'isole et son culte de la virginité va se muer en folie.
L'étonnant de la chose est son actualité parfaite. Aujourd'hui, Joseph prendrait son fusil et irait faire un carton sur le campus : son parcours est celui de ces déséquilibrés qui font régulièrement l'actualité aux Etats-Unis. En relisant ces pages terribles où Joseph se déshabille dans le noir par haine de son corps, déchire Roméo et Juliette pour son caractère licencieux, houspille ses camarades qui se comportent "mal", difficile aussi de ne pas penser aux cousins d'Orient du jeune Joseph. A lire.

 

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