Quelque part entre Paul Morand et Hugo Pratt

Sur le fleuve Amour (1922) de Joseph Delteil (1894-1978)

Paru en 1922, ce premier roman met en scène deux jeunes bolchéviks, Boris et Nicolas, qui ont poursuivi jusqu'au Pacifique les derniers restes de l'armée contre-révolutionnaire. A Nicolaïevsk-sur-l'Amour, c'est comme une apparition : la divine Ludmilla, qui dirige un régiment de femmes ostiaques (peuple de l'Oural qu'on appelle plutôt khantys, de nos jours), surgit et les deux cœurs sont immédiatement enflammés. La belle file à Shanghaï, les deux amoureux la suivent, et, quelques visites de bordels plus tard, le trio reprend la route du pays via la Mandchourie. Avant que le drame ne se noue sur les bords du fleuve Amour.
Impossible de ne pas penser aux aventures sibériennes de Corto Maltese (Corto Maltese en Sibérie & La maison dorée de Samarkand) ou aux récits de voyage de Joseph Kessel en lisant ce court et inspiré roman où soufflent ensemble, ce n'est pas si fréquent, la grande aventure et la passion amoureuse. Delteil sait à merveille user de l'exotique et du pittoresque, dans la veine des romans coloniaux à la mode à l'époque ; il sait aussi introduire un trouble et une perversité qui rendent le paysage plus complexe (la tendresse peu ambiguë des deux héros, des scènes de bordel qui pourraient figurer dans Le jardin des supplices de Mirbeau) ; son Orient est à la fois décadent et dynamique. C'est cependant le style qui emporte l'adhésion : du pur Morand. Mots rares, raccourcis fulgurants, images inédites, vitesse de la plume : ce n'est pas un fleuve, c'est un tourbillon. A lire !