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La fin d'un complexe industriel d'Etat vue par le plus grand documentariste en activité

23 Mars 2021 Publié dans #Cinéma, #Cinéma chinois, #2000es, #Wang Bing, #Documentaire, #Chine

A l'Ouest des Rails (2002) de Wang Bing

C'est à Shenyang, province du Liaoning, que Wang Bing a posé trois années durant (1999-2001) ses caméras pour filmer la mort du plus grand complexe industriel chinois. L'ancienne Moukden, siège de la célèbre bataille de la guerre russo-japonaise de 1905, avait été le cœur du programme économique japonais en Mandchourie occupée dans les années 1930 et, parvenus au pouvoir, les communistes chinois avaient accru la concentration des activités d'industrie lourde dans cette ville, et plus particulièrement son quartier de Tiexi, ici dépeint. 9 heures durant, on arpentera donc les kilomètres d'hangars, d'usines, de rails de cette ville dans la ville - ainsi que les misérables cahutes de brique qui hébergent ses ouvriers. Ce panorama est saisi à l'instant précis (fin des 90es) où les entreprises d'Etat qui gèrent ces hauts-fourneaux font faillite et sont sur le point d'être démantelées pour être privatisées ou tout simplement fermées. Avec des conséquences en cascade pour les ouvriers et leurs familles (perte d'emploi mais aussi du logement) mais aussi pour les retraités de ces usines (puisque c'est l'entreprise qui paye les retraites, en l'absence de sécurité sociale)
Le film se divise en trois parties : Rouille (4h) dépeint la vie quotidienne, au travail, des ouvriers jusqu'à la fermeture des usines, Vestiges (3h) se concentre sur la mise à mort du quartier d'habitat ouvrier par destruction et relogement, Rails (2h) évoque les cheminots qui animent le réseau interne à Shenyang de transport de fret.


Il y aurait tant de choses à dire sur ce film, qui, à la manière des grands documentaires, forme comme un univers en soi... L'angle aurait pu être social et politique (comment la mutation du parti communiste chinois conduit au sacrifice de ce qui fut son socle historique) mais Wang Bing n'est pas dans le registre de l'explication. Il se contente de regarder les hommes au labeur et les effets de la casse de leur outil de travail. On ne verra ni patrons, ni ingénieurs, ni cadres du parti : le film se concentre sur ses héros de la classe ouvrière (les femmes et les enfants sont également presqu'absents). Pauvres héros en vérité : crasseux, vulgaires, dépourvus de culture, sujets à des addictions multiples (au jeu, au tabac, à l'alcool, aux prostituées), croirait-on au premier aspect. Roublards, solidaires et très conscients de ce qui se passe en vérité, voit-on au fur et à mesure. Dure vie que la leur : passe encore le climat (6 mois d'hiver à température négative, quand même), ce sont les risques du métier (intoxications aux produits chimiques, au plomb) et la pauvreté des conditions matérielles (revenu, logement, santé, loisirs) qui dominent. Et va s'y ajouter la précarité : retrouver un emploi, un logement. Au niveau inférieur à cette (pauvre) aristocratie ouvrière, la réalité est encore pire : il y a quelques épisodes saisissants sur les saisonniers (sous-traitants des grosses entreprises) ou les ultra-précaires au chômage qui vivent de rapines et de trocs (cf. le vieux Du de "Rails", vieillard sans emploi ni logement qui survit dans un hangar avec son fils bouleversant).
Comment Wang Bing est parvenu à s'effacer du cadre pour que ces personnes se livrent avec autant de spontanéité et de vérité, je ne sais pas. Ce qui est plus évident, en revanche, c'est la maîtrise formelle de l'exercice. Les scènes intimes (dans les salles de repos des ouvriers ou des cheminots, dans les cuisines de leurs foyers) alternent avec de spectaculaires échappées dans les hauts fourneaux et, surtout, d'exceptionnels plans ferroviaires. Wang a posé sa caméra sur les locomotives et filmé, sous la neige, sous le soleil (car il n'y a que deux saisons, ici, note un ouvrier), le parcours des trains dans les dédales de Tiexi. Plans d'une beauté sublime, qu'il est impossible de ne pas rapprocher de ceux, analogues du Shoah de Claude Lanzmann, seul film auquel, par son ampleur, sa singularité, son ambition, 'A l'Ouest des rails' puisse se comparer.

 

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