Le pont aux trois arches (1978) d’Ismaïl Kadaré

Albanie, XIVè siècle. Les paysans locaux vivent tranquillement, loin du fracas des heurts entre Byzantins, Vénitiens et Ottomans (quoique ces derniers se rapprochent de plus en plus) et de la Peste noire qui afflige l'Occident. Le seigneur local, fort désargenté et affligé de filles à marier, accepte la sollicitation de mystérieux entrepreneurs qui lui proposent de construire un pont sur la rivière locale, la bien nommée Ouyane Maudite. Les villageois (et les tenanciers du bac qui reliait les deux villes) y sont fort hostiles. Cette hostilité se mue en frayeur quand le chantier apparaît ensorcelé : des dégradations du pont et de ses arches se produisent la nuit, sous la ligne des eaux et sans qu'une masse ou une scie puisse être responsable. Les esprits du fleuve seraient-ils opposés au pont ?
Brillant et court roman de l'âge d'or de Kadaré (1978), excellente introduction aussi à son œuvre aussi. Tout y est en effet. D'abord, la peinture de ce cul-de-sac de l'Europe qu'est son pays natal, frontière naturelle entre l'Ouest et l'Est du continent, entre les Alpes et la Méditerranée, terre perpétuellement délaissée et ignorée que son isolement a conduit à développer des formes disons originales de mœurs et de civilisations (les clans, le kanun, la vendetta). Etroit, endormi et ingrat pays, toujours sensible à l'ombre d'Empires mythifiés, vus comme menace ou opportunité (à l'époque de ce roman, les Ottomans; dans les œuvres contemporaines de Kadaré, les Soviétiques ou les Chinois). Et puis le travail sur la mémoire et l'écriture, le jeu sur les mythes et les légendes, dont la réalité vécue est tellement pénétrée, qu'ils en deviennent des faits indiscutables, un folklore totalement intégré dans les consciences des personnages. C'est un moine, qui nous raconte la construction du pont, avec vivacité et esprit - et sans nous laisser dupes des raccourcis et manipulations auxquels il procède. On relit ça avec beaucoup de plaisir.

ismail kadare

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