Le mirage de la vie / Imitation of life (1959) de Douglas Sirk (1897-1987)

Le mélo : le maître du genre est un Allemand exilé à Hollywood,Detlef Sierck alias Douglas Sirk, et son chef d'oeuvre est ce Imitation of life.
La direction artistique est inouïe ; c'est l'apogée d'Hollywood : Technicolor qui pète du rouge et du jaune flamboyants ; acteurs à la beauté irréelle (John Gavin, Lana Turner) ; fétichisme de l'american way of life (tout le monde en costard & tailleur impeccable pour siroter son petit whisky de 18h30 dans son salon cosy). Tout ça pour un film très subversif sur le fond (les relations interraciales, la couleur de peau).
Aucune scène au monde ne peut faire davantage pleurer que l'enterrement de la servante noire à la fin du film : la voix de Mahalia Jackson commence à faire résonner son gospel, des plans de coupe interviennent sur tous les personnages en larmes, le cercueil sort de l'église hissé sur un carrosse porté par des chevaux blancs, nouveaux plans de coupe sur les porteurs noirs du cercueil, si beaux, si dignes (c'est la première fois à Hollywood), puis arrivée de la fille ingrate qui a renié cette mère courage et vient trop tard la pleurer. Rien qu'en décrivant la scène, j'en ai des sanglots.

La ronde de l'aube / The tarnished angels (1958) de Douglas Sirk (1897-1987)

La Ronde de l'aube est un des plus beaux films de Douglas Sirk - bien que ce soit assez largement une trahison du roman de William Faulkner, Pylône. Comment Sirk a-t-il fait pour réussir un film totalement personnel et fidèle à ses principes alors qu'il devait le fonder sur l'écrasant matériau faulknérien ?
Pylône est un one-shot, en soi atypique dans l'oeuvre de Faulkner. Le roman n'est pas situé à Yoknapatawpha mais « en ville » ; les personnages concernés, issus du petit milieu de l'aviation, ne reparaîtront pas dans d'autres romans. Le cadre du film est identique tant pour le lieu (New Orleans) que pour l'époque (la grande Dépression) et le moment (Mardi-Gras) et l'intrigue générale a été conservée. Plus étonnant est le traitement des personnages. Le Jiggs du film fusionne en fait deux personnages du roman : Jiggs proprement dit, mécanicien alcoolique et comique, et Holmes, qui était un pilote et le troisième point du triangle amoureux des aviateurs. Quant au journaliste interprété par Rock Hudson, s'il est très éloigné du loser insatisfait et alcoolique du livre, son moteur, cette incroyable empathie pour nos aviateurs, reste le même. Comme le personnage incarné par Dorothy Malone a été "féminisé" et "sentimentalisé", quand elle demeurait assez largement un mystère chez Faulkner, Hudson et Malone permettent à Sirk d'ébaucher une très belle love story, aussi intense qu'inachevée, entre le journaliste et l'aviatrice.
La réussite étonnante de cette adaptation tient donc à cette gageure : le fond scandaleux et pathétique du roman a été conservé (le triangle amoureux et la promiscuité de ces hommes avec cette femme étonnante, la course à la mort pour payer la chambre d'hôtel minable de la prochaine ville au programme de la tournée) mais Sirk a su l'imprégner de son admirable élégance - et doter les créatures faulknériennes de la perfection physique des acteurs hollywoodiens de l'âge classique sans que cela apparaisse comme un viol trop condamnable de l'esthétique faulknérienne.

Les amants de Salzbourg / Interlude (1957) de Douglas Sirk (1897-1987)

Après-guerre. June Allyson arrive à Munich pour y travailler dans un service culturel américain. Elle y trouve un médecin connu de sa famille qui lui fait découvrir la ville - et flirte gentiment avec elle. Mais June rencontre bientôt un chef d'orchestre (Rossano Brazzi) dont elle tombe amoureuse. Le sentiment est réciproque mais l'homme est marié et son épouse malade...
Certes, ce mélodrame en couleurs n'atteint pas les sommets des chefs d'oeuvre œuvres de Sirk de la même période mais le film a des qualités plastiques analogues et son interprétation en vaut bien d'autres : June Allyson illustre à merveille par sa fraîcheur le trait de caractère dominant de son personnage (une femme dépourvue de méchanceté et ouverte sur les autres), Brazzi est un peu raide (mais pas moins qu'un John Gavin ou un Rock Hudson) mais offre un portrait satisfaisant du chef tourmenté - et puis on s'amusera à découvrir dans un second rôle important notre nationale Françoise Rosay (Mme Jacques Feyder) dont j'ignorais qu'elle avait eu une carrière internationale (et dont l'anglais est impeccable). Evidemment, c'est le scénario qui pèche : les personnages ne sont pas assez travaillés, l'intrigue est trop linéaire, l'ensemble manque de souffle. Mais on sent que Sirk a pris plaisir à photographier les magnifiques paysages des pré-Alpes et il a filmé comme lui seul savait le faire l'éclosion et la consommation de la passion.

Demain est un autre jour / There's always tomorrow (1956) de Douglas Sirk (1897-1987)

Prospère homme d'affaires, Mr Groves a une belle femme, une belle maison et de beaux enfants. Reste que quand réapparaît sur son chemin une ancienne maîtresse, il mesure la vanité de son bonheur si futile : Mr Groves est désespérément seul et sa fonction de paterfamilias semble limitée à sortir son carnet de chèques. Alors aura-t-il le courage d'abandonner femmes et enfants pour rebâtir autre chose ?
Histoire si banale que celle de Mr Groves ... Le mérite de Douglas Sirk est de sertir cet ordinaire épisode d'une description au scalpel de l'american way of life, l'accent étant ici mis sur la révolte des enfants qui pressentent la désertion paternelle et iront faire pression sur la femme qui introduit la discorde dans le foyer pour revenir au tranquille train-train, à l'hypocrisie d'un bonheur affiché et si factice. Le piquant de l'histoire est aussi de retrouver le couple terrible d'Assurance sur la mort dans ce bel exercice de mœurs. Ils sont naturellement remarquables. En littérature, ç'aurait été une courte et belle nouvelle d'Updike ou Cheever. Le noir et blanc retenu par Sirk sied à la modestie du projet.

All I desire (1953) de Douglas Sirk (1897-1987)

Midwest au début du XXè siècle. Il y a vingt ans, Naomi (Barbara Stanwyck) a plaqué mari et enfants pour tenter sa chance comme actrice sur les tréteaux de Chicago. L'âge venu, sa carrière d'actrice se réduit à des seconds rôles de cabaret, dans le numéro qui précède celui des chiens savants. Lorsqu'elle reçoit une lettre de sa fille l'invitant au spectacle de fin d'année de son lycée, Naomi décide de reprendre le chemin de Riverdale, Wisconsin (pop. 5 000). Elle va y retrouver son mari, qui est proviseur de lycée et l'aime encore, une fille qui ne saurait lui pardonner de les avoir abandonnés et une autre fille qui rêve d'une carrière d'actrice et croit que sa mère triomphe dans les grands rôles shakespeariens sur les scènes européennes. Elle va aussi retrouver Butch, son ancien amant, et toute une bonne société qui ne lui a pas pardonné ses écarts et le scandale de son départ. Admirable réussite que ce court (75 mns) et modeste film en N&B de Sirk, et qui présage bien des sublimes réussites ultérieures aux couleurs flamboyantes. Le scénario est concis et précis : sans temps mort, personnages et atmosphères sont brillamment campés. La réalisation fait alterner sans efforts scènes d'affrontement psychologique et envolées sensuelles (les danses de la réception, les ballades en cheval). A la tête d'une distribution faite d'inconnus et de débutants, Barbara Stanwyck brille comme un diamant dans un rôle taillé pour les monstres sacrés à la Bette Davis ou Joan Crawford. Tour à tour ingénue et cynique, émue et dure, elle affronte avec courage, comme toutes les héroïnes de Sirk, le choix à opérer entre aspirations familiales et personnelles. Dieu que cette femme sait bien pleurer.

douglas sirk

Le monde rêvé de Douglas Sirk